Pourquoi Galilée n’était pas complotiste

Le grand philosophe Jean-Marie Bigard, et beaucoup d’autres sur les réseaux sociaux en cette année de pandémie, nous ont fait part de leur envie de croire ou faire croire que Galilée serait aujourd’hui taxé de « complotiste ». C’est une erreur de raisonnement très intéressante, motivée par le besoin de rehausser le prestige de certaines opinions minoritaires, et comme souvent dans ce genre de raisonnement, elle contient une petite part de vérité exagérée et déformée, jusqu’à en faire une contre-vérité. On l’appelle le syndrome de Galilée, et on peut la décomposer en 3 sous-composantes reliées les unes aux autres :

1) Erreur au niveau statistique : Il est vrai que dans l’histoire des sciences, certaines opinions minoritaires ont fini par s’imposer à la majorité, c’est même ainsi que toutes les inventions et les progrès scientifiques ont eu lieu. La Terre tourne autour du soleil et pas l’inverse, les espèces évoluent, l’espace et le temps ne sont pas indépendants, etc. Mais il faut tout d’abord noter que ces opinions minoritaires sont rares — il y a bien peu de génies dans l’histoire des sciences — et que leur vérité ne vient absolument pas du fait qu’elles sont à contre-courant. Comment sait-on par exemple qu’Einstein ne s’est pas trompé (jusqu’à aujourd’hui) avec sa théorie de la relativité, mais qu’il s’est trompé dans son jugement de la physique quantique naissante à son époque (ou plus exactement, comment sait-on qu’il a eu moins tort sur le premier sujet que sur le second) ? Comment sait-on que Newton a eu « raison » pendant des siècles avec sa théorie de la gravitation, mais pas à propos de ses croyances alchimistes ? Parce que les découvertes scientifiques ne sont pas établies seulement par une seule personne — qui en est au mieux l’étincelle, ou l’inspiratrice, mais ce sont souvent plusieurs personnes ou équipes de recherches, que la postérité et l’histoire tend à personnifier —, aussi géniale soit-elle, mais par un système cognitif et social qui s’appelle la science : la réplication des résultats et des données empiriques, le test des hypothèses par de nombreux savants. Ainsi, une théorie ne devient « vraie » (ou le plus souvent, moins fausse) que quand elle est soutenue par des données produites par de plus en plus nombreuses recherches, et ainsi convainc la majorité des scientifiques qui travaillent sur le domaine (ce qu’on appelle le consensus scientifique, qui est en réalité l’opinion majoritaire de la communauté scientifique, pas toujours sous la forme d’un consensus). Ainsi, tout génie quand il ou elle a raison, soit par une intuition géniale, soit par des calculs ou des données très solides, soit les deux, ira effectivement à l’encontre de la majorité, mais il est crucial de comprendre à l’inverse que l’immense majorité de ceux qui vont à l’encontre de la majorité n’ont pas été, ne sont ni ne seront toutes et tous des génies, et donc seront davantage dans l’erreur que la majorité. Pour une découverte scientifique d’importance (rare, voire rarissime), combien de croyances fausses, d’inventions foireuses, de « découvertes » non confirmées ? Comme tout scientifique le sait par rapport à sa propre production personnelle et celle des autres, les poubelles de l’histoire des sciences sont remplies d’idées fausses, qui sont bien plus nombreuses que les idées vraies ou moins fausses qui sont restées. Ce qui rend la science d’ailleurs d’autant plus exceptionnelle, c’est que les théories vraies, comme l’explication de l’arc-en-ciel par la dispersion de la lumière (à la place des explications des croyances comme l’apparition d’un dieu ou d’une force surnaturelle), ou temporairement vraies, comme la théorie de la physique quantique actuelle (le Modèle Standard actuel), sont autant de rares diamants que l’on trouverait en creusant pendant des années voire des siècles dans une mine. Ainsi, le génie de qui que ce soit ne pourra être confirmé que par les autres scientifiques, et surtout pas par lui-même — comme certains scientifiques ultra-narcissiques le pensent — ni surtout par le fait qu’il ou elle soutient une opinion qui va à l’encontre de la majorité.

2) Erreur logique : Considérer toute personne, scientifique ou non, comme un génie, un Galilée en puissance, parce qu’il ou elle se dresse contre le consensus ou la majorité des spécialistes d’un domaine, est une double erreur, autant statistique que logique. Statistique parce que comme je l’ai souligné plus haut, la majorité des idées à contre-courant sont forcément fausses, mais également logique, puisqu’il s’agit de l’inférence que les logicien·nes considèrent comme fallacieuse de l' »affirmation du conséquent » : Il est faux de déduire logiquement « Si opinion à contre-courant alors génie » de la proposition correcte « Si génie, alors à opinion à contre-courant ».

3) Erreur épistémologique : Outre les erreurs logique (« Si opinion à contre-courant alors génie ») et statistique (la majorité des opinions à contre-courant sont fausses dans le domaine des sciences) déjà décrites, une troisième erreur, épistémologique celle-là, intervient, une mécompréhension du fonctionnement des sciences — ce qui est normal, puisque la plupart des gens ne sont pas scientifiques. Certain·es vont faussement accuser les sciences ou le consensus scientifique d’être dogmatique, de ne pas prendre en compte les opinions minoritaires. En effet, les sciences fonctionnent bel et bien, comme la démocratie, par l’avis majoritaire, mais ne ferment la porte devant aucune proposition minoritaire. Simplement que ces propositions minoritaires auront à leur charge le fardeau de la preuve si elles veulent s’imposer face aux opinions majoritaires, et un fardeau d’autant plus lourd si leurs propositions contredisent davantage de principes ou de résultats acceptés temporairement par la majorité. Ainsi, les spécialistes qui professent le plus souvent dans des canaux non scientifiques comme les médias ou internet devront, pour convaincre leurs collègues que ce sont des Galilée et pas des Bigard, avancer de très fortes preuves empiriques, arguments théoriques, etc., afin de convaincre la majorité des autres spécialistes, comme celle des task forces de tous les pays du monde, qui sont bien plus nombreux que nos scientifiques minoritaires, et qui envisagent bel et bien toutes les hypothèses : si ces task forces ne suivent pas l’avis minoritaire, ce n’est pas par l’influence d’un complot des grandes entreprises pharmaceutiques, ni par une attitude dogmatique ou une censure face aux opinions minoritaires : c’est parce que ces idées minoritaires n’ont pas réussi à convaincre avec les outils qui ont fait avancer les sciences depuis des siècles. Pour prendre l’exemple le plus emblématique, l’effet de l’hydroxychloroquine dans le traitement de la COVID-19 est attesté et défendu par certains spécialistes, un certain nombre de recherches publiées montrent un effet de ce traitement, mais un nombre tout aussi certain de recherche ne montrent pas d’effets voire des effets indésirables, ce qui fait que pour l’instant, la majorité es expert·es n’est toujours pas convaincue de l’efficacité de de l’hydroxychloroquine. D’autres études sont bien entendues encore possibles, et les méta-analyses permettront de trancher (néanmoins, l’effet ne peut vraisemblablement pas être majeur, sinon cela se serait observé dans la grande majorité des études, et cela ferait déjà l’objet d’un consensus).

Ainsi, si un Galilée moderne apparaissait pendant la pandémie actuelle en proposant un remède nouveau ou une façon de faire différente, ses résultats seraient vérifiés et validés par d’autres, et s’ils étaient bel et bien corrects et non ambigus, ils passeraient ce test et s’imposeraient à la majorité des scientifiques (fardeau de la preuve). S’il suffisait de professer des opinions à contre-courant pour devenir Galilée, nous enseignerions la Terre Plate à l’école et Jean-Marie Bigard serait nommé Président en France. Dieu — ou plutôt la science — nous en préserve…