Pourquoi nous ne pouvons pas penser (seulement) par nous-mêmes, et pourquoi l’anticomplotisme n’est pas la pensée unique (mais le complotisme, oui), ni une forme de censure qui défend le « Système » (même si certain·es ont envie de le croire)
Mercredi dernier 3 juin, mon collègue et ami Sebastian Dieguez a utilement rappelé sur Infrarouge aux auditrices et auditeurs que « vous ne pouvez penser par vous-mêmes », ce qui a déclenché une tempête de réactions chez les libres penseurs/penseuses (que nous appelons complotistes, selon notre définition, des personnes qui a des degrés divers croient à différents complots sur la base de ce que nous considérons comme des preuves insuffisantes ; si vos preuves vous paraissent suffisantes, gardez l’appellation libres penseurs/penseuses, mais en échange, lisez ce texte jusqu’à la fin). En préambule, notons plus exactement que ce que les « libres penseurs » et « libres penseuses » appellent « penser par soi-même » signifie en fait « penser comme certaines personnes minoritaires pensent » (sinon, au sens strict, deux personnes ne devront jamais penser la même chose si l’on doit toujours tout « penser par soi-même »)…
Cette tempête dans le verre d’eau des réseaux sociaux est due à une mécompréhension, puisque j’espère vous convaincre qu’il est parfaitement correct de dire très exactement que « nous ne pouvons pas (seulement) penser par nous-mêmes » : toute personne qui pense, intellectuel, scientifique, politicien·ne, journaliste, libre penseur/penseuse, etc., réfléchit toute sa vie en majeure partie grâce aux autres, et finalement même les plus grands génies n’ont que peu d’idées complètement originales. Les enfants sauvages qui ont parfois grandi seul·es dans la forêt ont été retrouvé·es à un stade animal (muets, quadrupèdes, etc. ; cf. Lucien Malson, 1967, Les enfants sauvages, Paris : Plon) : ils n’ont pas pu penser seuls. Nous ne pensons que grâce à notre éducation, aux milliers d’informations que nous avons lues dans des livres, des articles, entendues de nos professeur·es, ou lues sur Internet, et de façon encore plus importante, grâce aux méthodes pour acquérir et vérifier ces connaissances. Même les plus grandes idées dans l’histoire de l’humanité (comme l’évolution des espèces, la physique quantique, etc.) n’ont pas été « inventées » par une personne — même si l’histoire tend à associer des noms aux inventions, Charles Darwin pour l’évolutionnisme, alors que beaucoup d’autres ont aidé à cette découverte, parfois bien avant lui. Nos derniers prix Nobel suisses ont tous bien souligné que leur prix récompensait en réalité leurs équipes, leurs collègues (et en fait, toute la science des siècles précédents), et pas seulement eux-mêmes.
J’irai même plus loin : non seulement nous ne pensons pas seuls, mais en « pensant par nous-mêmes », nous avons bien plus de chances de tomber dans l’erreur que de découvrir la vérité. Non seulement parce que sur Internet, il y a beaucoup plus de non spécialistes ou de demi spécialistes que de spécialistes (donc statistiquement, bien plus d’informations fausses que véridiques), mais pour des raisons liées à l’évolution de notre cerveau. L’histoire des sciences et la psychologie avec l’étude des biais cognitifs nous rappellent tous les obstacles de notre pensée « naturelle » pour atteindre l’objectivité. Le philosophe Gaston Bachelard (1938, La formation de l’esprit scientifique, Paris : Vrin) a souligné comment les savant·es ont dû surmonter un grand nombre d’ « obstacles épistémologiques » à la pensée rationnelle : l’opinion, l’expérience première (relative à un individu), la connaissance générale (faire entrer toutes les observations dans une conception philosophique particulière), la valorisation d’images, d’analogies ou de métaphores dans l’explication des phénomènes, le substantialisme (à savoir la valorisation des qualités des objets, notamment celles qui sont cachées comme les puissances, vertus, etc., au détriment des quantités, plus difficiles à manier), le réalisme (p.ex. valeur accordée aux matières précieuses, brillantes et cachées, par les alchimistes), l’animisme (recours privilégié à des explications vitalistes comme la copulation, génération, croissance, etc., en une harmonie mystérieuse entre l’univers et l’être humain), et la fausse précision, (méconnaissance de la grandeur des échelles ou de l’imprécision de la mesure). L’exemple-type est celui d’Isaac Newton, l’inventeur de la théorie de la gravitation qui a été l’une des théories scientifiques les plus importantes pendant des siècles, mais qui a été également un alchimiste.
Corroborant cette analyse, la psychologie cognitive et la psychologie sociale ont identifié un bon nombre d’erreurs de raisonnement que nous commettons individuellement trop facilement, du fait que notre cerveau a évolué pendant des centaines de milliers d’années en vue de la survie de notre espèce (et donc principalement la détection du danger), et non pour la recherche de vérité : les biais cognitifs (https://inertian.wixsite.com/codexbiais). Un exemple très simple d’un de ces biais est celui qui consiste à inférer une relation de causalité à partir d’une coïncidence : Imaginez un chasseur-cueilleur, qui entend un bruit dans son dos. La réaction de survie sera de partir en courant, même si, en termes de vérité, il y a de plus grandes chances que ce soit juste une branche qui est tombée ou un·e congénère plutôt qu’un prédateur à ses trousses. Mais on comprend bien qu’il peut être très dangereux de commencer à réfléchir et à analyser dans une telle situation (et nous ressentons encore toutes et tous ce biais la nuit dans la forêt, quand nous voyons des ombres, pas seulement parce que nous regardons trop de films…). Le même biais est à l’œuvre quand nous avons une insomnie et que nous voyons que la lune est pleine, à quelques reprises (coïncidences, et de plus erreur de l’expérience première identifiée par Bachelard), et que nous en concluons que la pleine lune nous empêche de dormir (causalité). C’est possible, mais il faudrait tenir compte en fait d’un très grand nombre d’observations, incluant les insomnies sans pleine lune (plus difficiles à mémoriser), et les nuits avec ou sans pleine lune durant lesquelles nous avons bien dormi (encore plus difficiles à remarquer). Les recherches scientifiques qui ont étudié le sujet ont montré que le cycle lunaire n’influençait pas le sommeil (références sur demande). Le même biais est à l’œuvre dans les croyances paranormales comme la télépathie : comme l’écrivait James Alcock : « Par exemple, si nous pensons à l’oncle Harry et qu’il nous téléphone quelques minutes plus tard, on pourrait croire que cela exige une explication relevant de la télépathie ou de la précognition. Cependant, nous ne pouvons estimer correctement la relation entre ces deux faits que si nous considérons aussi le nombre de fois où nous avons pensé à Harry sans qu’il appelle, ou celles où nous n’avons pas pensé à lui mais qu’il a appelé quand même. Ces dernières circonstances — non appariées — n’ont que peu d’impact sur notre système d’apprentissage. Comme nous sommes excessivement influencés par l’appariement d’événements marquants, nous voyons un lien –parfois même causal– entre deux faits, même s’il n’existe pas. (…) Le monde qui nous entoure est rempli de coïncidences, certaines ont un sens mais la majorité n’en a pas. ». Et le même biais est à l’œuvre quand à chaque événement qui interrompt le mouvement des Gilets Jaunes en France (attentats de Strasbourg, incendie de Notre-Dame, pandémie), certain·es pensent — par eux ou elles-mêmes — que c’est « fait exprès », et plus généralement dans toute interrogation « À qui profite le crime ? » : on pourra toujours trouver à qui profite une crise (par exemple pour la pandémie, Amazon), cela ne constituera jamais une preuve de culpabilité, tout au mieux un indice pour ouvrir une enquête. Le même biais est toujours à l’œuvre à propos des théories du complot associant 5G et la pandémie de coronavirus (la 5G vient de Chine, le coronavirus aussi, donc il y a un lien).
C’est précisément pour remédier à ces faiblesses de l’esprit individuel que la science a été inventée. C’est à ce jour le seul système de pensée humaine, à la fois épistémique par les observations de la réalité, et social par la confrontation des théories et résultats, les réplications, les revues par les pairs et le publications scientifiques, qui a la faculté de pouvoir changer, s’améliorer et se corriger lui-même, au contraire de toute autre forme de croyance. Aucun génie, ni Albert Einstein (ni Didier Raoult selon ses propres prétentions), ne peut être sûr d’avoir raison contre les autres, c’est pour cela qu’on a inventé mieux, non seulement la spécialisation, mais en plus le consensus scientifique. Tout le monde risque de se tromper, y compris les spécialistes, mais statistiquement, un·e expert·e va moins se tromper qu’un·e non expert·e ou demi-expert·e, et le consensus scientifique va moins souvent être dans l’erreur qu’un·e ou une minorité d’expert·es !
Cela ne revient pas à dire que les minorités ont toujours tort, mais qu’elles courent davantage ce risque, puisque dans l’histoire des idées humaines, il y a infiniment plus d’idées fausses que de théories ou hypothèses que l’on a finalement gardées. Donc si une minorité a raison, elle devra le prouver non pas en l’affirmant sur Internet, mais en produisant un grand nombre de données, qui devraont être répliquées par d’autres, et amèneront peu à peu un changement du consensus scientifique.
Pour le meilleur et pour le pire, ce système cognitif et social de la science a changé la face du monde (pour en juger, il suffit de comparer une troupe de chasseurs-cueilleurs de nos ancêtres avec une mégapole comme New York ou Singapour). Il est clair que l’intrusion d’intérêts économiques peut biaiser le consensus scientifique — c’est pourquoi il faut un financement majoritairement public —, comme cela a été le cas de l’industrie du tabac. Mais on ne peut pas faire que suspecter de telles intrusions, accuser sans preuves suffisantes, il faut des enquêtes et des preuves.
Certes, comme le dit Gérald Bronner (2013, La démocratie des crédules, Paris PUF), en démocratie, le droit au doute existe, mais il implique aussi des devoirs. Il est juste de « se poser des questions », mais cela ne veut pas dire qu’il faut y apporter des réponses prématurées (comme un complot sans preuves) ! Il faudrait plutôt suivre une méthode d’investigation (journalistique ou scientifique), ce que ne font pas celles et ceux que l’on appelle « complotistes ». Chacun·e peut « penser par lui-même ou elle-même », mais ce droit de chacun·e à transmettre publiquement un avis implique aussi le devoir de s’informer au mieux, notamment auprès des expert·es du domaine, et pas seulement unilatéralement sur les sites critiques et souvent mal informés d’Internet. La démocratie n’implique pas que nous sommes toutes et tous égaux dans tous les domaines tout au long de notre vie — à la naissance, les politiques de gauche essaient de rendre toutes les chances le plus égales possibles, c’est bien sûr un effort que nous devrions tou·tes poursuivre —, et que tous les avis se valent : toutes les sociétés complexes doivent leur développement à la division du travail, et des activités qui demandent beaucoup d’expertise, comme la médecine ou le pilotage d’un avion, ne sont pas démocratiques : les passagers et passagères de l’avion ne peuvent pas intervenir, voter pour savoir comment faire, et prendre la place du pilote. Par contre, la plupart d’entre elles et ils peuvent devenir au cours de leur vie pilote d’avion, s’ils et elles en ont les capacités (et les ressources économiques et sociales), tout comme presque chacun·e peut tenter des études de médecine afin d’étudier (voire de critiquer si besoin) les vaccins. Il faut accepter un certain degré de spécialisation dans les démocraties, d’autant plus que chacun·e peut être spécialisé·e dans un domaine ou un autre (ou le devenir) : ce n’est donc pas une vision arrogante ou autoritaire de la démocratie. Lorsque j’amène ma voiture au garage ou achète du pain à la boulangerie, je ne vais pas critiquer les réparations ou la confection du pain parce que cela fait quelques années que je lis des blogs ou vidéos Youtube qui me disent comment mieux faire, ou faire l’imposition des mains pour trouver où l’énergie du moteur se perd et comment est le pain à l’intérieur, si je suis un adepte du garagisme ou du boulangisme alternatifs ou parallèles : si vraiment je veux critiquer ou révolutionner la pratique des garagistes ou des boulangères et boulangers, je peux refaire une formation complète dans ce domaine, et seulement ensuite proposer moi-même autre chose (le résultat de tout ce que j’ai appris des autres, et la mince contribution de ma libre pensée). La véritable arrogance est de critiquer sans en avoir les compétences.
Et finalement, il faut se méfier du « penser par soi-même » parce que c’est la méthode des platistes (attention le mot « zététique » a pris en France un autre sens) : « Tout d’abord, “Parallax” [le pseudonyme de Samuel Rowbotham, un platiste célèbre] se revendique d’une philosophie, plus ou moins de son invention, qu’il appelle la “zététique”. Il s’agit d’une sorte d’épistémologie qui envisage la connaissance comme le seul fruit de l’observation et de la découverte personnelles. La “zététique” encourage chacun à mener ses propres recherches, à toujours vérifier “par soi‐même” et à ne rien croire de ce qu’on nous dit. Chaque dossier est ainsi perpétuellement ouvert et soumis à l’investigation indépendante et personnelle de tous ceux qui veulent sincèrement “en avoir le cœur net”, et cela inclut aussi bien la forme de la Terre que n’importe quelle autre affirmation, témoignage ou proposition scientifique. » (Dieguez, S. & Wagner‐Egger, P. (2021). Réflexions sur la forme de la Terre. Dans J. Baechler & G. Bronner (Eds), L’irrationnel aujourd’hui. Paris : Hermann).
D’autre part, la science, la politique et le journalisme ne constituent pas une « pensée unique », au contraire des croyances : les courants de pensée, les controverses existent à l’intérieur de ces champs (même celui de l’étude du complotisme, si si !). La science est même comme je l’ai dit le seul système de pensée humaine à pouvoir changer, apprendre, s’améliorer, au contraire des pseudosciences, des religions, des idéologies, et des croyances qui n’évoluent pratiquement pas (ou seulement sous la pression d’autres changements sociaux, comme le développement de la science), tout simplement parce que ces systèmes de pensée ont d’autres fonctions psychologiques et sociales que la recherche de vérité. Afin d’illustrer simplement cette aptitude au changement à propos d’un sujet qui vous tient à cœur, si la majorité des études scientifiques menées sur le sujet — ainsi que les observations des médecins en cabinet — indiquaient que les vaccins deviennent plus nocifs que bénéfiques, l’ensemble de la communauté scientifique deviendrait anti-vaccin. Un tel changement est par contre totalement impossible parmi les croyant·es anti-vaccins, à moins qu’elles et ils entreprennent des études pour comprendre le phénomène qu’elles et ils critiquent sans bien le connaître, et se rendent compte aussi des bienfaits, des études scientifiques qui sont menées afin de contrôler les vaccins, des organes de contrôle de ces vaccins, etc. Pour critiquer les vaccins, il faut pouvoir mener des études scientifiques sur le sujet ! La science est ainsi conservatrice (nous verrons pourquoi) mais pas dogmatique, elle peut changer. Mais lorsque des attaques mal informées proviennent de l’extérieur, et que de plus celles-ci recourent à une véritable pensée unique, qui est celle de tout expliquer par le complot (les attentats de Charlie ? – complot ; l’incendie de Notre-Dame ? – complot ; la pandémie de coronavirus ? – complot ; les vaccins ? – complots, etc.), la critique va effectivement rassembler politicien·nes, scientifiques et journalistes autour de la défense de la moins mauvaise méthode pour rechercher la vérité, ou du moins s’éloigner de l’erreur : la science.
À propos des théories du complot (explications de certains événements importants par l’action secrète et malveillante d’un petit groupe de personnes), mes collègues et moi ne soutenons aucune censure, mais demandons simplement une très grande prudence à propos de ce qui nous paraît être les exagérations de la pensée complotiste (qui sont d’ailleurs en partie dues à ces fameux biais cognitifs dont je parlais plus haut). Le point de départ du doute raisonnable est l’observation correcte qu’il y a des abus et des inégalités dans nos démocraties, qu’une minorité de personnes à la tête des grandes entreprises notamment a plus de pouvoir que les autres, qu’il y a parfois des arrangements secrets, et que bien sûr les services secrets agissent dans le monde. Il y a des lobbys économiques qui essaient de rallier les politiques à leur cause, qui tentent de financer des études scientifiques (sans forcément en modifier ou influencer le contenu, il faut juger au cas par cas), et les médias appartiennent pour la plupart à de grands groupes (là encore, sans forcément intervenir dans les rédactions, ce qui provoque des scandales comme à Canal+ récemment ; le problème étant une possible autocensure des journalistes), c’est indéniable.
Ce qu’on appelle le complotisme, mes collègues et moi, c’est quand cette saine critique manque de prudence, devient exagérée, en se basant sur des preuves insuffisantes, que je vais définir plus bas. Nous ne disons donc pas que toutes les théories du complot sont forcément fausses, nous disons qu’il faut une extrême prudence dans ces accusations fortes : plus l’accusation est grave, plus il faut de preuves fortes pour l’appuyer, comme au tribunal ou dans les sciences (principe de la présomption d’innocence et du fardeau de la preuve en justice, principes du rasoir d’Ockham et fardeau de la preuve en sciences : plus une théorie est audacieuse, plus elle doit être soutenue par un haut niveau de preuves). Au tribunal si vous accusez votre voisin de crime, vous ne pouvez pas juste faire valoir un doute, dire que vous avez vu de la lumière pendant la nuit ! De même, si vous voulez convaincre la communauté scientifique que la télépathie existe, il faudra des données empirique extrêmement fortes et rigoureusement produites pour le faire (et de longues années pour répéter les mêmes expériences par d’autres personnes, dans d’autres pays). La science et la justice sont « justement conservatrices », pour éviter de tomber dans l’exagération, le n’importe quoi et l’irrationalité. Il faut également ne pas oublier qu’accuser sans preuves est de la diffamation. C’est une diffamation infiniment plus grave d’affirmer publiquement dans des vidéos vues par des milliers, voire centaines de milliers de personnes, que les gouvernant·es nous mentent, font des attentats sous faux drapeau contre leur propre population, que les scientifiques mentent sur la question des vaccins ou sont en majorité corrompus par les « Big Pharmas » sans preuves suffisantes, que d’utiliser le terme de « complotiste », dont la définition est basée sur des centaines de recherches scientifiques (et dont la connotation négative s’explique par les critiques de ces mêmes recherches scientifiques : on est loin de l’accusation sans preuves, et ce n’est qu’une accusation d’imprudence).
Prudence également dans le maniement de l’explication par le complot, parce que la majorité des théories du complot sont fausses, par le simple fait qu’il existe plus de théories du complot que de versions officielles. Pour ne prendre que l’exemple tout récent de la pandémie, il y a une version officielle plus simple et qui n’accuse personne (transmission par un malheureux hasard de l’animal à l’être humain, qui n’est pas prouvée ni démontrée), mais plusieurs théories du complot (erreur de manipulation dans le laboratoire de Wuhan, dissémination volontaire du virus par les Etats-Unis, la Chine, Israël, Bill Gates voulant gagner de l’argent grâce à un vaccin, stratégie du choc : profiter de l’anxiété généralisée pour faire passer des mesures liberticides, ou mettre des puces dans le vaccin pour contrôler la population, 5G, etc., etc.). Nous n’avons que deux possibilités, soit la version officielle est vraie et toutes les théories du complot sont fausses, soit l’une des théories du complot est vraie, la version officielle fausse et les autres théories du complot incompatibles fausses également (cela ne peut pas être une erreur chinoise et un plan de Bill Gates) ! Conclusion, la majorité des théories du complot sont fausses. Même en l’absence de preuves définitives, la prudence des méthodes juridiques et scientifique nous enjoint de garder, peut-être provisoirement, la version officielle (qui est également d’un point de vue scientifique plus simple, puisqu’elle fait appel au hasard et a déjà été démontrée à propos des grippes aviaires et porcines), jusqu’à preuve du contraire.
Le manque de prudence des théories du complot est bien visible dans les théories du complot classiques (assassinat de JFK, mission Apollo, mort de Diana, attentats du 11 septembre, etc.) : ces théories sont soutenues non pas par des preuves, mais par ce qu’on appelle des données erratiques, des éléments en apparence bizarres de la version officielle (qui tous ont une explication : effondrement des tours, chute du WTC7, etc. ; et même si l’explication manque ou semble insatisfaisante, il faudra trouver des preuves directes du complot, et pas seulement ces données erratiques). Dans tout événement, les non spécialistes vont trouver des éléments bizarres, comme pour la mission Apollo XI, qui ont tous une explication que les spécialistes peuvent donner, du simple fait qu’elles et ils ont des connaissances scientifiques suffisantes.
La différence cruciale entre ces théories du complot non vérifiées, imprudentes, et les complots avérés dans l’histoire est que ceux-ci ont été mis à jour par des enquêteurs professionnels (et pas des amateurs et amatrices même un peu éclairés sur Internet) : des journalistes indépendants, des procureurs, des lanceurs d’alerte, qui ont fourni des documents officiels attestés, et des aveux comme dans le cas des entreprise du Tabac ou du Watergate (https://www.youtube.com/watch?v=4X2S7_el5mk). Au contraire des données erratiques, ce sont des preuves positives du complot ! Et ces preuves d’accusation fortes ont été reçues dans les tribunaux, qui ont prononcé des verdicts de culpabilité. Au lieu de penser par nous-mêmes sur des enquêtes aussi complexes, encourageons les enquêteurs et enquêtrices professionnels à servir de contre-pouvoir, plutôt que de regarder et partager les doutes des milliers de vidéos de semi-expert·es sur Youtube, qui tentent de nous convaincre par des collections impressionnantes de données erratiques.
Il y a dans nos démocraties des enquêtes, on voit des politiques, des grandes entreprises, des banques, des médicaments devant les tribunaux, des études scientifiques sont rétractées, et certains scientifiques bannis — même si, en effet, certain·es ont beaucoup plus de moyens que d’autres pour se défendre, personne ne dit que la démocratie est parfaite. Plutôt que de soutenir sans preuves suffisantes un nombre incalculable de théories du complots (et remplacer une prétendue pensée unique de troupeau de moutons par une pensée unique d’un autre troupeau minoritaire), battons-nous politiquement pour un journalisme, une justice, une science et des politiques indépendant·es des intérêts financiers. Mais gardons-nous de tomber dans la dernière forme d’exagération complotiste qui s’observe quand certain·es concluent des enquêtes et des procès que la majorité des politiques, leaders économiques, journalistes ou scientifiques sont corrompus ou malhonnêtes : on devrait au contraire penser que si certain·es sont punis devant les tribunaux (ou si comme en Suisse on pourra voter sur une Initiative pour des Multinationales responsables, fixant des critères éthiques à respecter), c’est que le système démocratique dans lequel on vit est toujours efficace, et qu’avec de l’engagement politique, on peut contrebalancer le poids des intérêts économiques. Il ne faut pas oublier non plus que ces intérêts économiques ne sont pas qu’au service des plus puissant·es, mais aussi de toutes et tous (on le voit avec la crise économique et les licenciements qui l’accompagnent), même si ce qu’on appelle le « ruissellement des richesses » a de la peine à tomber du haut vers le bas (d’ailleurs pour moi, l’une des solution majeures à la crise économique qui s’annonce sera la réduction des inégalités sociales qui deviennent de plus en plus criantes, particulièrement en temps de crise).
Pour avoir une vision claire et informée du phénomène des théories du complot, il ne faut pas seulement penser à l’esprit critique ou au doute raisonnable, il faut aussi consulter les centaines d’articles et de livres sur le sujet, et considérer les dangers des attitudes systématiquement « anti-système » et du doute imprudent, qui sont ceux d’abord d’une pente savonneuse : imaginer par exemple qu’un gouvernement démocratique, élu par le peuple, ait pu organiser un complot d’une telle envergure, aussi cynique et barbare que celui du 11 septembre contre sa propre population, en incluant des milliers de personnes à la tête de l’État (et donc en continuant de les tenir sous influence et de les menacer pour qu’elles et ils ne parlent pas pendant au moins 50 ans, sans fuites ni « lanceur d’alerte »), implique forcément que ce même gouvernement ait pu par le passé, puisse au présent et pourra dans le futur organiser de similaires actions machiavéliques, et ce dans tous les domaines (guerres, assassinats, technologies, etc.). De plus, si les États-Unis ont pu faire une telle action, digne des pires méfaits de l’histoire, pourquoi pas tous les gouvernements de tous les autres pays occidentaux souvent alliés ? On le voit, toute croyance en un complot implique une pente glissante vers la croyance en d’autres complots, ce que les études en psychologie ont pu d’ailleurs mesurer (toutes les croyances au complot sont corrélées au sens statistique). Pour ne pas glisser dans cette spirale du doute qui peut aboutir à une véritable religion du complot et des états pathologiques de paranoïa, mais tout de même laisser possible la découverte de complots, la seule méthode que nous voyons est celle inspirée de la science et de la justice, qui sont quoi qu’on en pense, surtout en principe — peut-être parfois un peu moins dans la réalité —, parmi les plus belles inventions de l’être humain. De plus, il faut considérer que certaines recherches montrent (références sur demande) que le complotisme (au sens donc d’adhésion à des théories du complot sur la base de données erratiques et pas de preuves) peut être lié à des attitudes racistes et antisémites (le complot juif, la théorie du Grand Remplacement), comme dans l’exemple des nazis qui ont abondamment utilisé les théories du complot contre l’élite, le cosmopolitisme, et bien sûr par-dessus tout le complot juif. Les théories du complot sont abondamment utilisées par les leaders populistes comme Trump ou Bolsonaro, afin d’atteindre le pouvoir et discréditer les « élites » qui les en empêchent, ainsi que par la plupart des régimes oppressifs dans le monde (p.ex. Staline). De même, le terrorisme islamiste invoque le « complot américano-sioniste » afin de justifier sa croisade. Ces croyances peuvent être liées à des attitudes anti-science (comme la négation du réchauffement climatique, ou la volonté de ne pas se faire vacciner même pour des vaccins dont l’utilité n’est plus à prouver, comme la rougeole), et peuvent avoir pour effet le désengagement politique, lié à la croyance que de toute façon « le système est pourri » et des recours à la violence. L’accusation que font certains complotistes que les victimes d’attentats seraient en réalité des acteurs et actrices est sans doute l’acte le plus cruel que l’on puisse infliger à une victime. Ainsi, j’espère vous avoir convaincu·es que les hypothèses de complot ne sont pas des hypothèses comme les autres, à prendre à la légère, équivalentes aux versions officielles. Ce sont des idées potentiellement très dangereuses, à manier avec la plus grande prudence.
En lieu et place de ce qui devient parfois une religion du complot (en opposition avec la science du complot qui est l’enquête), on peut bien plus justement toujours considérer la démocratie comme la « moins mauvaise forme de gouvernement » et la science comme la « moins mauvaise forme de pensée », en s’en remémorant tous les acquis. Nous avons doublé notre espérance de vie, en partie grâce à la médecine moderne et à la plupart des vaccins, et non, la démocratie n’est pas une dictature encore pire que les autres, parce qu’elle serait cachée sous des apparences de plus grande liberté (à moins que cette monstrueuse conspiration soit masquée de façon presque surnaturelle, tout en laissant paradoxalement des traces à chaque complot). Démocratie et science (ainsi que le journalisme) sont comme on l’a dit imparfaits, bien évidemment fragiles, à la merci des intérêts financiers ou des fraudes. Mais plutôt que la vision déformée que « tout est pourri », il faut bien voir que nous pouvons lutter contre toute forme d’injustice, sans tomber dans ce nouvel obscurantisme des théories du complot exagérées. Rappelons aussi pour terminer, à toutes fins utiles, que défendre un point de vue critique sur les théories du complot comme nous le faisons n’implique pas que l’on soit « au service du Système », que l’on défende à tout prix toutes les autorités politiques ou les grande entreprises multinationales, ce dont les libres penseurs et penseuses adorent nous accuser : bien au contraire, la critique sociale sortira renforcée si elle substitue une critique informée par des enquêtes sérieuses et par des preuves, aux accusations sans preuves du conspirationnisme.